Sur « la liberté d’expression »

(archive, publié sur le prédent blog le 2 février 2013)

La défense de la « liberté d’expression » est une question qui traverse aujourd’hui les mouvements sociaux, les organisations politiques, les collectifs militants divers et variés. En effet, elle se retrouve au cœur d’affrontements à propos de l’attitude à adopter face à certains adversaires. Plus précisément, autours de cette question s’opposeront certain-es souhaitant ouvrir leurs espaces (toujours au nom de la « diversité d’opinions », du « pluralisme », de la « liberté d’expression ») à des courants que l’on qualifiera de conspirationnistes, confusionnistes, où même parfois tout simplement fascistes, et d’autre part des militants qui, dans un objectif antifasciste, souhaitent au contraire maintenir toute cette sphère à distance de leur propre réseaux et du mouvement social en général. Et surtout, ils s’opposent à l’idée « voltairienne » (remise au gout du jour par des théoriciens comme Noam Chomsky), qu’il faudrait se battre « pour la liberté d’expression de ses pires ennemis ».

Ainsi, nos « voltairiens » iront combattre la Loi Gayssot à travers une pétition où se mêleront les signatures de penseurs classés « à gauche » (Chomsky entre autre, mais aussi Norman Baillargeon) et une quantité de figures d’extrême droite, négationnistes, condamnés pour antisémitisme et des polémistes comme Robert Ménard, qui est passé de la défense de journalistes à la défense de racistes (ses derniers faits d’armes : un essai intitulé Vive Le Pen ! et une probable participation à une WebTV identitaire et Pro-Poutine, toujours au nom de la « liberté d’expression »).

Que la loi Gayssot ne soit pas une bonne loi (notamment question efficacité), comme toute loi que l’on peut attendre d’une démocratie parlementaire capitaliste (donc de la bourgeoisie), est une chose (même Badinter se serait prononcé contre). Mais (1) Faut-il la critiquer voire la combattre en priorité ? (2) Faut-il le faire aux côtés de celles et ceux qui souhaitent la voir tomber pour déverser leur racisme et leur négationnisme ?

Chomsky dit en substance[i]  « la liberté d’expression des siens, de ses amis, c’est facile à défendre, on ne devient un vrai défenseur de la liberté d’expression que quand on défend ses pires ennemis ».

C’est là le gros piège. Nous n’avons pas décidé de la structure actuelle de la société, ses lois et ses rapports de forces. Nous ne sommes pas responsables et n’avons aucun devoir « moral » de défendre nos pires ennemis. Cette vision plaçant la liberté d’expression au-delà du contexte, des rapports de forces, de classes est naïve. Nous-mêmes, militant.es révolutionnaires, anti-capitalistes, anti-autoritaires, n’avons que peu voire pas accès à certains canaux de communication, espaces d’expression (par exemple les médias de masse ou encore la diffusion restreinte de nos publications, livres, films au sein du système capitaliste). Pour certain.es, encore moins organisé.es (des ouvriers non syndiqués luttant contre la fermeture de leur PME dans une petite ville), encore plus isolé.es (des femme de ménages employées à domicile), encore plus marginalisé.es (un camp de Rroms menacé de démantèlement), la possibilité de s’exprimer est d’autant plus restreinte, une censure s’exerce de fait par le biais de l’absence de médias, le désintérêt des acteurs politiques et les limites de moyens (économiques, culturels, linguistiques). Qui se soucie de « cette » liberté d’expression ? Personne ou presque. Où sont donc les « Voltairiens », prêts à ouvrir leurs colonnes, à diffuser « un autre point de vue », à faire vivre le « pluralisme » ? Ils se battent pour faire abolir la loi Gayssot. Ou encore pour que Dieudonné, Chouard, Asselineau et autres Collon, puissent déblatérer leurs discours puants aux quatre coins du pays, qu’ils puissent accéder aux espaces populaires, parfois militants.

La « Liberté d’expression » en tant que telle est un principe théorique qu’il convient d’ancrer dans une réalité concrète. L’extrême-droite est puissante culturellement et économiquement, il est difficile de lui porter des coups. Elle a recours à diverses stratégies, pirouettes lexicales et autres manipulations pour faire passer son discours. Elle trouve des alliés de circonstance chez des paumés abreuvés de conspirationnisme et autres idées fumeuses, qui la font rentrer dans nos espaces par « l’escalier de service ». C’est ainsi que les textes d’un Alain Soral ou d’un Thierry Meyssan se retrouvent sur des sites animés et fréquentés par des militants se positionnant (selon eux) à gauche[ii]. De même, les mouvements se voulant « largement ouverts et collectifs », comme « les Indignés », ou encore le mouvement « Les colibris » lancé par Pierre Rabhi, se font infiltrer par des individus fréquentant assidument les milieux fascistes, quand ça n’est pas par des fascistes eux-mêmes. Voilà le principe du confusionnisme. Et pourtant, cette extrême droite n’a rien à faire de la « liberté d’expression » elle se contente de se battre pour « sa liberté d’exprimer son racisme et son négationnisme ». D’ailleurs, certains n’hésitent pas à essayer de faire censurer celles et ceux qui les dénoncent. Du coup si jamais elle est censurée ou condamnée, pourquoi faudrait-il lui filer un coup de main ?

Il ne s’agit même pas de réclamer leur censure, simplement s’ils se font censurer, on ne va pas se battre pour eux non plus. Tout comme on n’a pas à se battre pour la liberté d’expression de Laurence Parisot si l’Humanité refusait de lui ouvrir ses colonnes pour une tribune où elle fustigerait le « coût du travail ».

Pour revenir à la pétition contre la loi Gayssot, à supposer qu’il faille la combattre (« au nom de la liberté d’expression pure »), pourquoi le faire aux côtés de l’extrême droite ? Prenons la TVA. La TVA est un impôt injuste qui frappe autant le prolétaire que le millionnaire, et donc proportionnellement fait plus payer le pauvre que le riche. Cependant, certaines industries (Hôtellerie-restauration, Bâtiment) ont intérêt à ce qu’elle baisse. As-t-on pour autant déjà eu des propositions, des appels à manifester ensemble, anticapitalistes et petits patrons contre les hausses de TVA ? Non, car c’est absurde, si une idée semble être partagée (« il ne faut pas une TVA haute »), les objectifs sont in fine radicalement différents. Alors pourquoi serait-ce différent quand il s’agit de la « liberté d’expression » ?

Cette attitude de rapprochement « ponctuel » (enfin pas si ponctuel que ça pour certains…) au nom d’une idée qui devrait transcender les différences politiques (comme cette liberté d’expression abstraite), participe à l’établissement de connexions, des rencontres entre personnes venues de la gauche et l’extrême droite. Ce rapprochement est souhaité et encouragé par nos adversaires. Tout le bénéfice est pour eux : ils gagnent en audience, en crédibilité voire en respectabilité. Ils gomment leurs différences avec « nous ».

liberté d expression

Faire de la « La Liberté d’expression » un principe essentialiste à défendre partout et pour tout le monde n’a pas de sens. D’autant plus quand les « victimes » sont de farouches adversaires et ont largement de quoi se défendre (en terme de réseaux, de relais, de moyens financiers). Qui irait défendre l’Église Scientologique au nom de la liberté de culte ? Qui irait défendre l’accès de Jean-François Copé à la Bourse du Travail de Paris pour un meeting ? Alors pourquoi il en serait autrement pour les Meyssan, Bricmont, Collon et autres Chouard ? A partir du moment où ils fricotent avec les fascistes, ce sont des ennemis ou pas ?

Qui voit sa liberté d’expression bafouée ?

La mouvance, conspirationniste et leurs relais confusionnistes sont toujours les premiers à clamer qu’ils seraient victimes d’une « censure » (médiatique, politique, quand ça n’est pas « le Système »). Dénoncées aussi, « la bien-pensance », « la pensée unique », la « police de la pensée » : en utilisant ces termes, elle adopte une posture victimaire et laisserait penser à une véritable répression. Pourtant, ses textes, ses vidéos, fleurissent sur Internet. Pourtant, ses acteurs donnent des conférences à travers la France et ailleurs (encore trop souvent invités par des organisations de gauche, hélas, même si une timide prise de conscience sur cette question débute). Lorsque Collon se voit annulé à la bourse du Travail, qui rappelons le n’a pas vocation à accueillir tout le monde et n’importe qui, sa « liberté d’expression » est-elle bafouée ? Non, il continue à s’exprimer tranquillement (il en fait même une vidéo et utilise cet évènement pour se victimiser). Il est toujours en liberté, poursuit ses activités, diffuse tous les textes qu’il veut sur son site, collecte de l’argent pour son travail « d’investigation ». La Police n’est pas venue frapper à sa porte, ses ordinateurs n’ont pas été saisis. Contrairement à d’autres médias alternatifs, Bouygues ne l’a pas attaqué en justice.

D’un autre côté, on a des militants et des structures qui sont réellement menacées de répression : Lorsque Jean-Marc Rouillan a eu l’audace de donner une interview à l’Express où il déclare « le fait que je ne m’exprime pas est une réponse», ça l’a renvoyé en taule pour plusieurs années. Les sites Indymédia, Jura libertaire et Non-Fides se voient menacés, subissent harcèlement, perquisitions et convocations par la Police Nationale. Mais où sont les « voltairiens » ? Ah oui non c’est vrai, pour eux, ces sites sont au service « du Système » et de la « pensée unique », c’est pour ça que le « Système » convoque leurs administrateurs et saisit leur matériel. Une logique à toute épreuve, ce « Système » ! Pensons aussi aux embastillés de Tarnac, dont l’une des principales accusations étaient d’être soupçonnés d’avoir écrit un livre… Là encore point de signature du grand Chomsky sur la pétition de soutien.

Si leurs idées prospèrent, c’est la faute à Voltaire ?

On le voit avec ces exemples, le recours à « la liberté d’expression » comme principe à défendre sans conditions et sans contexte, c’est à la fois une arnaque et un concept dangereux conduisant au grand n’importe quoi. Comme toute idée abstraite, « la liberté d’expression » peut être manipulée de diverses manières et prendre plusieurs sens, au même titre que « la Laïcité », « la République », « le Peuple » ou encore le fameux « Système »… Éviter de tomber dans les pièges du chantage qui nous obligerait à défendre quiconque se voyant « victime » est essentiel pour ne pas oublier qui sont nos adversaires.

Qu’on se le dise : depuis 60 ans, les divers courants d’extrême droite hurlent à la censure, se posent en martyrs de la liberté d’expression. Pourtant leurs idées, leurs discours, leurs termes sont plus diffusés que jamais. De l’autre côté, les anti-racistes, les féministes, les militants anti-autoritaires, les mouvements sociaux (soutien aux sans-papiers, syndicalisme…) tout ce qui constitue à leurs yeux « les bien-pensants, les chiens de garde du système », perdent chaque jour du terrain : méprisés par une partie de la classe politique (les « décomplexés » qui les traitent de « bobos »), oubliés des médias, réprimés par l’Etat pour les plus radicaux (libertaires et mal-nommés « anarcho-autonomes »), sommés d’accepter la libération de la parole raciste, sexiste et homophobe au nom de la lutte contre le « politiquement correct ».

Voilà où nous en sommes. Dieudonné se voit offrir un reportage assez complaisant sur une chaîne publique[iii], Soral  (comme Collon et Bricmont) passe sur France 3[iv], RMC, RTL… pendant que Rouillan est renvoyé en taule et que certaines luttes sont absentes de l’espace médiatique. Beaucoup d’espaces de « libre expression » pour les soi-disant « victimes », rien pour les autres.

Qu’on y réfléchisse à deux fois quand on sera sommé de se prononcer en soutien à la liberté d’expression de tel ou tel « libre-penseur ».

L.T


[i] Entretien dans le film « Chomsky et Compagnie », film d’ d’Olivier Azam et Daniel Mermet, 2008.

[ii] Philippe Marx ex-candidat Front de Gauche aux législatives en Lorraine. Ou encore Meyssan publié sur le site « Le Grand Soir » qui se revendique toujours de gauche antilibérale.

[iii] « Égaux mais pas trop» émission de Rokhaya Diallo sur LCP « Les couleurs du rire ».

[iv] « Ce soir ou jamais » émission de Frédéric Taddeï a accueilli chacun d’entre eux ainsi que Dieudonné.